Par Sophie Audubert-Todorovic et François Kaisin
Lors de l’intervention de Morena Coaching International à Miami le 11 Septembre 2013 pour six Chambres de Commerce Européennes en Floride, l’intégration des changements accélérés de société au sein des entreprises de demain avait souligné la « nécessaire créativité et culture adaptative des entreprises comme facteur clé de croissance », évoquant la « plasticité d’un organisme devant être en cohérence avec son milieu ». Il nous a alors semblé intéressant de réfléchir de manière plus approfondie à cette notion de plasticité. Qu’est ce qui pourrait la favoriser ? Comment permettre à l’entreprise de créer les conditions de la créativité et de l’intelligence collective ? Le concept systémique d’homéostasie, utilisé à la fois en biologie et voire coaching, nous est apparu comme une piste intéressante.
Qu’entendons-nous par homéostasie ?
L’homéostasie qui pour certains évoque ce qui est « similaire », ou « stabilité, l’action de se tenir debout », est la capacité que peut avoir tout système à conserver son équilibre de fonctionnement en dépit de son environnement. Cette définition s’est d’abord appliquée en biologie, pour démontrer la capacité d’une cellule à reprendre son équilibre après l’intrusion de facteurs exogènes et endogènes, y compris dans un mécanisme de survie. C’est donc cet équilibre dynamique qui nous maintient en vie, en associant les paramètres physico-chimiques de l’organisme qui s’harmonisent pour rester relativement constants (ex : glycémie, température, acidité, taux de sel dans le sang, rythme cardiaque et respiratoire, tension artérielle, circulation sanguine, etc.). Nous savons également que cet équilibre peut être durablement perturbé sous l’influence d’un stress chronique et ainsi entraîner des conséquences de différents niveaux sur la santé physique et mentale. Les progrès enregistrés dans le domaine des neurosciences viennent d’ailleurs compléter de manière fine les mécanismes chimiques de nos émotions et de nos pensées.
Comment voyons-nous sa transposition à l’entreprise ?
Lorsque les organisations transposent cette notion d’équilibre relatif au changement, ce dernier pouvant être assimilé à l’intrusion de différents facteurs, et en admettant leur nécessaire obligation de survie dans un monde hautement technologique et imprévisible, elles s’interrogent légitimement aujourd’hui sur la manière d’accompagner leurs collaborateurs dans ce contexte de « perturbation de l’homéostasie des individus et des systèmes ». Débats, conférences, publications, sorties de livres, évènements, recettes du succès… l’offre est vaste et somme toute légitime, permettant aux entreprises de piocher dans un éventail de solutions en fonction de leurs attentes, cultures, besoins ou recommandations de bonnes pratiques.
Dans nos pratiques d’accompagnement des personnes et des équipes, comme dans la conduite du changement, nous sommes confrontés à ce qu’il est commun d’appeler des « résistances » : nous considérons certaines d’entre elles comme « positives », par exemple lorsqu’elles permettent à l’individu de progresser par étapes dans un processus impliquant une certaine renonciation, ou encore un accès progressif à l’autonomie. Mais ces résistances sont généralement perçues en entreprise comme «négatives », parce qu’elles « font obstacle » au changement tellement souhaité. C’est ainsi que bon nombre de dirigeants et de managers, confrontés à des refus ou des difficultés de conduites de projets, résistances prenant par ailleurs des formes variées et plus ou moins exprimées, recherchent des solutions pour « gérer les résistances ». Là encore, chacun y va de sa recette et de son expérience, et suggère au choix : confrontation à la réalité (cette réalité pouvant être subjective), discours d’encouragements, actions de communication internes, vision partagée…
Un rapport d’autorité invisible transparaît entre les « favorables aux changements » et les « opposants », et vous l’avez compris, mieux vaut être dans la première catégorie que la seconde. Dans certains séminaires de formation à la conduite du changement, des pourcentages sont présentés pour qualifier ces comportements face au changement, qui viennent souvent souligner que les éléments moteurs sont minoritaires, que la masse est attentiste, et que certains sont irréductibles. Là encore, cela peut paraitre empreint de bon sens, et les responsables sont incités à conserver la motivation des promoteurs du changement, à convaincre les attentistes de les suivre, voire à finir par sanctionner les irréductibles.
Notre « temps homéostasique »
C’est en reprenant le concept d’homéostasie que l’on comprend pourtant qu’il ne s’agit pas de résistance mais d’un bien, d’un phénomène salutaire, transitoire et essentiel pour aller vers un nouvel équilibre. Nous ne nous comportons pas « face » au changement mais « dans » le changement. Nous sommes un « agrégat de cellules », certes sophistiqué et doué d’intelligence humaine, mais nous sommes tous programmés pour nous adapter au changement. Et à ce titre, nous avons également tous besoin d’un moment d’adaptation dont la durée est individuelle, et qu’il convient d’abord d’accepter, de vivre, de reconnaître, pour pouvoir aller de l’avant. Dans le souci de maintenir notre équilibre dynamique, nous avons besoin d’un « temps homéostasique » pour réguler nos différents échanges, que ce soit vis-à-vis du contenu du travail, de son environnement, des relations interpersonnelles ou de la compréhension de l’organisation et de son projet. Nous pouvons même imaginer une homéostasie du risque, où l’ensemble des salariés concernés comparera sa perception du risque avec un degré de risque qu’elle jugera acceptable, en fonction de ses valeurs, sa culture organisationnelle, sa vision, sa stratégie. Plus globalement, nous pouvons étendre cette notion à la science des systèmes, allant de populations des écosystèmes, au processus de coaching systémique, passant par la sociologie ou la politique.
Alors que faire ?
Nous ne souhaitons pas tomber à nouveau dans un livre de bonnes recettes ou d’étapes à suivre, car chacun d’entre nous avons besoin d’un temps différent pour retomber sur nos pieds, les promoteurs allant plus vite que les autres, sans doute. Mais au cœur de chaque équipe, service, département, business unit, nous pourrions légitimement nous interroger sur la capacité des organisations, et des équipes qui les composent, de donner du temps à chacun. Un temps pour s’autoriser à écouter ses craintes, à faire le silence autour de soi pour entendre ce qui vient perturber notre équilibre, accepter nos peurs légitimes ou supposées, reconnaître ces facteurs endogènes et exogènes et accepter qu’ils nous menacent. Cela nous permettrait alors de mieux les prendre en compte et voir quelle réponse y apporter, en créant des temps d’homéostasie partagés, de paroles et d’écoute, en faisant confiance à nos émotions et notre intelligence pour trouver notre chemin dans le changement.
Pour permettre à l’entreprise de demain d’évoluer plus librement et en plasticité avec son environnement, pour favoriser la créativité et l’intelligence collective, il est possible de changer de paradigme : par l’attitude et la volonté des dirigeants et des managers, montrer qu’il est possible de se relier autrement aux autres, en interne et externe, dans la bienveillance, pour redevenir humains dans un réel esprit d’accompagnement. Osons revenir au sens premier du verbe conduire (con-ducere, mener ensemble) pour aborder les changements.